Rêveries parisiennes

Rêveries parisiennes
Une atmosphère très parisienne, près du musée du Louvre

jeudi 2 décembre 2010

LES HYENES DU TEMPS QUI PASSE

Début décembre

(Palais du Louvre et Gennevilliers)

L’hiver n’est-il pas fait pour porter sur les personnes et les choses un regard régénéré, à la fois compatissant et féroce ?


L’idée me vient, soudain (mais cela fait un bail qu’elle mûrissait) que nous hébergeons notre âme dans un corps appelé à connaître, en principe, et seulement, quatre saisons. Contradiction douloureuse avec la nature, qui suit un cycle infini (ou presque) de saisons se succédant les unes aux autres, l’espoir se faisant jour, toujours, de revoir le printemps.
Qu’il est dur de se voir raboté, chaque année davantage, par les mains incontrôlables du temps, et d’être jugé par les autres en fonction des hiéroglyphes et dommages que l’automne puis l’hiver inscrivent sur notre visage et sur nos corps. Cela finit par mettre une frontière entre le monde et nous…


Drague entre "séniors"

Un mercredi, dans un café, Place du Palais Royal, alors que les corps de bâtiment du Louvre ont vu s’effacer leurs contours tantôt raides, tantôt ondulants: une dame prend un kir en compagnie d’un monsieur. Elle ne fait certainement pas son âge et «se la joue» un peu, face à son interlocuteur dont le visage est déjà bien marqué par le temps : un maillage de rides prononcées, des cernes sous les yeux, une calvitie irrémédiable. Ce monsieur ne cesse de se répandre en des «Mais oui Madâme», abusant d’une intonation un brin obséquieuse.



Sans aucun doute ont-ils fixé un rendez-vous galant. Ce qu’on appelle le 3ème âge a lui aussi recours à Internet pour essayer de rompre l’opprobre de la solitude. Un phénomène de société nouveau en 2010.
Pour nouer connaissance. La dame, fort soigneusement coiffée, un fond de teint discret et une voix très douce, paraît se place en retrait. Plus elle refuse les avances de son prétendant et plus celui lui lance des «Oui Madâme». Au bout d’une demi-heure, il s’éclipse ; elle replonge le nez dans un livre comme si de rien n’avait été, jetant parfois un regard faussement distrait sur la salle, comme pour y repérer des yeux prêts à entrer dans le jeu de sa séduction. Sous la houle des rides, les sirènes du charme ne savent pas toujours calmer leurs ardeurs, soudain à moitié ou totalement indécentes car trop décalées.


Comment ne pas imaginer ce qui se serait produit s’ils s’étaient rencontrés vingt ou trente ans auparavant? Peut-être «possédés» par le feu du désir charnel se seraient-ils engouffrés dans un taxi pour chavirer tous dans un lit aux draps brûlants… Car il est un âge où la qualité de la peau est l’attrait premier, se suffisant à elle-même, avant que défraîchie elle ne s’érige en obstacle.


La vie passe et nous provoque avec des événements qui sont autant d’incitations à réfléchir au sujet de notre arrogance et de l’inutilité de toute vanité.


Un inconnu parti en fumée


Deux jours plus tard, à Gennevilliers, à travers les fenêtres de l’appartement d’un ami, dans une grande barre : la neige a noyé les toits dans la solitude et les toits, au premier plan, là où un pan de ville ancienne a survécu, apparaissent griffés, ou plutôt écaillé, cerclés d’un ourlet de noir. Au second plan : une tour criblée de petites fenêtres et de balcons, se détachant en partir sur un nouvel immeuble assez affreux, une carapace noire, une sorte de rempart… Et soudain le téléphone sonne : cet ami est invité à aller chercher une armoire chez le locataire d’une tour voisine qui vient de rendre l’âme à l’hôpital. Nous entrons, après que le gardien nous ait remis les clefs, dans un appartement au rez-de-chaussée abominable par la noirceur des tapisseries et l’odeur de tabac qui flotte. Un corps en partie vidé de son sang, où rien ne semble apporter plus un rayon de chaleur, alors que l’hiver sévit dehors, toutes griffes déployées, lacérant jusqu’aux pensées. Une enveloppe émanant du Trésor public est abandonnée sur la table : personne ne l’a ouverte. Un nom marocain. Partout, dans la salle à manger, des vêtements, des coussins, des canettes de coca-cola et de bière, et une avalanche de paquets de Marlboro vides. Demain ou après demain, toute trace de sa présence se sera dissipée car le gestionnaire des HLM de la cité va s’empresser d’envoyer les objets et meubles à la décharge. La nature immobilière a horreur du vide.


Ecran plasma plein de sang

Une existence si vite partie en fumée, l’impression d’un vide accrue par la désinvolture avec laquelle on entre dans cet appartement comme pour se jeter sur les morceaux de viande encore comestibles d’un cadavre.

Dans la loge d’une tour voisine, une charmante gardienne, qui a prévenu cet ami, nettoie son appartement de fonction en regardant la télévision. Sur l’écran de plasma des bébés hyènes s’amusent entre eux, faussement adorables car leur regard perçant annonce la cruauté qui leur sera chevillée au corps tout leur vie durant. Un éleveur s’en occupe avec bienveillance : il s’agit d’un jardin zoologique en Angleterre… Et soudain, la caméra se fige sur une scène qui glace inéluctablement le sang. Ces petites bêtes fondent sur des gros morceaux de viande saignante, dévorant les os aussi bien que la chair.


L’hiver est une hyène qui se nourrit de nos angoisses et turpitudes.


Y. Le H.